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À moins d’écrire de la littérature blanche, et encore, l’auteur en cours d’écriture se retrouve bien rapidement devant la question du bien et du mal. En général, le héros représente les gentils, le côté lumineux, et la magie blanche. Le méchant, quant à lui, est sombre, appartient au côté obscur et se sert de la magie noire. Vous voyez de quoi je parle, cette opposition du bien et du mal inonde la littérature et le cinéma. Cependant, il y a deux écoles. Ceux qui dépeignent la dualité, et ceux qui jouent avec les limites.
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Topo rapide sur le manichéisme :
À l’origine, le manichéisme est un mouvement religieux issu du IIIe siècle, diffusé par Mani, un prophète du Moyen-Orient. Pour simplifier, il oppose le monde spirituel, lumineux et immortel à celui matériel, sombre et mortel. L’esprit doit donc, après sa mort, trouver le chemin pour s’élever et laisser derrière lui ses préoccupations terrestres. Et pour ce faire, il doit renoncer au Mal et agir faire le Bien.
On retrouve une idée proche en Asie avec la dualité du Ying (la nuit, la femme, le faible, l’hiver, le deuil, etc.) et du Yang (la lumière, l’homme, la force, l’été, la naissance, etc.).
L’humanité a toujours aimé diviser en deux le monde. Certains me diront que c’est le fait des religions, mais je n’y crois rien. Aujourd’hui encore, on répartit les autres autour d’une ligne invisible : on est gentil ou méchant, un homme ou une femme, de gauche ou de droite, riche ou pauvre, actif ou chômeur, majeur ou mineur, en couple ou célibataire, etc.
Construire son roman
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Les mondes manichéens.
Cette opposition se retrouve beaucoup en fiction. D’ailleurs, ne parlons-nous pas le plus souvent de « gentil » et de « méchant » de l’histoire ?
Cette question de bien et de mal a d’ailleurs suscité une discussion au sein de mon association d’auteurs. Certains aiment récupérer ce schéma pour s’évader d’un monde réel trop complexe ou bien parce qu’ils apprécient retrouver ces codes. Après tout, le lecteur adore détester un personnage et voir le bien triompher du mal. Nous y sommes habitués et il n’y a aucun mal là-dedans. Nous aimons voir James Bond détruire la base du Dr No, Gandalf le blanc s’opposer sombre roi des Nazguls, Luke résister à l’appel de Dark Sidious, lui-même tellement ancré dans le Mal qu’il en est défiguré, voir l’empire Goa’uld se détruire progressivement. N’avons-nous pas aussi savouré les agonies du roi Goeffrey et de Lord Bolton ? Et que dire des films et comics de superhéros ? Cette approche n’est pas nouvelle. Au Moyen-âge déjà, les gestes des chevaliers ou des saints se battant contre l’injustice et le mal divertissaient la population.
Le manichéisme en fiction a une place importante, peu importe le style littéraire. Je ne suis pas psychologue, et je ne prétends pas avoir la réponse du pourquoi. Peut-être avons-nous besoin de voir les méchants être punis ? Je me souviens d’avoir été très mal à l’aise à la fin de Lovely Bones, j’avais besoin de plus de justice. Peut-être voulons-nous voir des héros agir mieux que nous le ferons ? Ou bien cherchons-nous des modèles.
Si c’est le choix que vous faites pour votre roman, votre méchant doit répondre à certains codes. Ses actions doivent être mauvaises, ou tout du moins ses intentions. Ses motivations sont égoïstes. Il recherche pour lui-même la gloire, la richesse ou le pouvoir. Pour y parvenir, il est prêt à tout et n’a pas de considération pour ceux qu’il détruit au passage. C’est tout le contraire de pour le héros qui lui fait preuve de courage, de moralité et d’abnégation. Il est prêt à risquer sa propre vie pour sauver celle des autres. Pour que le conflit soit efficace, le méchant doit avoir une supériorité sur son adversaire : une armée, un pouvoir, des sbires fidèles, une intelligence développée, etc. Puis, il va commettre un impair, en raison de ses propres défauts, ce qui va précipiter sa chute : il va tuer la personne de trop, se dévoiler suite à un excès de confiance en lui, perdre la fidélité de l’un des siens, etc.
Exemple : La Terre du Milieu de Tolkien en général. Les méchants appartiennent aux forces du mal, vivent sur une terre stérile et noire, détruisent la terre, sont terriblement laids et corrompus. Les gentils eux, vivent simplement de la vie agricole, en harmonie avec la nature et résistent à la tentation.
2. Les nuances de gris.
Seulement voilà, dans la réalité, tout ne s’oppose pas avec autant de netteté. Si vous reprenez ma liste de dualités dans la société, nous trouverez sans aucun doute des situations intermédiaires à celles que j’ai listées. On ne peut par résumer la vie en noir et blanc, mais plutôt en nuances de gris. C’est pour cela qu’on ne parle plus de « méchant et de gentil » mais de « d’antagoniste et protagoniste ». Le protagoniste, c’est votre héros, qui peut très bien être un antihéros d’ailleurs. L’antagoniste, c’est celui qui va lui mettre des bâtons dans les roues. Si vous avez choisi de décrire une histoire du point de vue du criminel, l’antagoniste sera le policier. Or, c’est plutôt lui le « gentil » non ?
Écrire un conflit dans une histoire non manichéenne demande du travail. Vous devez jouer avec la psychologie des personnages, leur motivation et les actions voulues ou non, qui en découlent.
Dans la Terre des héros, je joue avec les codes. Au fil du tome 2, on commence à découvrir les motivations d’un antagoniste. Dans le tome 3, certains gentils agissent mal, consciemment ou non.
Exemple : Harry Potter. Si Voldemort est antagoniste stéréotypé, ses adversaires dans le bon camp sont plus nuancés. Dans la révélation finale, on découvre que les méthodes de Dumbledore sont discutables. De son côté, Harry est malgré tout sensible à la corruption des horcruxes, et est parfois colérique et injuste avec ses proches. Les membres de l’Ordre du Phénix ont aussi des traitres parmi leurs rangs, quant à Rogue, et bien, les fans ne sont toujours pas d’accord à son sujet.
3. Jouer sur les conceptions personnelles.
Notre conception du Bien et du Mal est assez personnelle. Elle peut se faire au moyen du droit légal, édicté par la loi. C’est arbitraire et changeant selon l’époque, la religion ou le pays. Si on prend l’exemple de l’avortement, il a longtemps été vu comme mal et l’en encore dans de nombreux pays du monde.
À cela s’oppose la moralité que l’on construit en fonction de son éducation, ses croyances et sa propre sensibilité. Si l’on reprend la question de l’avortement, qui a beau être légal en France, vous trouverez encore des personnes pour s’y opposer.
En tant qu’auteur, vous pouvez jouer sur l’écart qu’il existe entre votre personnage et la société. Soit il est progressiste et s’attire les foudres de la société en s’opposant à des interdits qui aujourd’hui nous paraissent absurdes, soit, au contraire, en faire un véritable fanatique de la religion et de la moralité.
Exemple : La servante écarlate, de Margaret Atwood. Dans le roman (dont je vous en ai déjà parlé ici), la République de Gilead est un régime totalitaire et théocratique qui s’est instauré après un coup d’État. Les fondateurs rendent la liberté des mœurs (travail des femmes, contraception, maquillage, etc.) responsable de la chute brutale de la fécondité et par conséquent de la production agricole. Pour éviter une extinction de la race humaine, les femmes fertiles sont au service de l’État pour enfanter et repeupler le monde. Si on suit une victime, June, on sent que peu à peu elle intègre le discours officiel. Devant l’horreur de la situation que vit l’héroïne, le lecteur rejette naturellement ce système. Qu’en aurait-il été si Margaret Atwood avait choisi un personnage moins impliqué dans le système pour le décrire (une Martha, une éconofemme ou même un homme ?). Cela aurait pu être très intéressant de jouer avec le lecteur et de voir à partir de quel point il trouve ce monde inacceptable.
4. Défendre l’indéfendable.
En tant qu’auteur, vous avez la possibilité d’amener le lecteur à s’identifier à un personnage ou ne serait-ce qu’à le comprendre. Personnellement, j’adore quand on joue avec. En intégrant pourquoi il agit de telle ou telle façon, le lecteur peut être amené à défendre un comportement qu’il n’aurait jamais toléré normalement. Par exemple, s’il est interdit de tuer l’amant de son conjoint, beaucoup défendront cet acte au fond d’eux-mêmes, inversement, on a tendance à trouver normal en fiction de choisir la voie de la violence pour défendre son idéologie (révolution, résistance, etc.).
Ex. : Dans V pour Vendetta, d’Alan Moore, le héros, V, cherche la vengeance et à anéantir le régime fasciste. Pour ce faire, il ne devient rien de moins qu’un terroriste.
5. Ne pas trancher.
Dans Niveau 4, je décris une société dans laquelle les hommes et les femmes portent des bracelets connectés. Des opérateurs suivent les conversations et envoient des décharges si le porteur devient incorrect, cela en vue d’empêcher et de se protéger du harcèlement. Par souci de lutter contre le sexisme, la société a aménagé la représentation des genres. Dans cette nouvelle, je montre les bons côtés, mais aussi les mauvais, sans trancher si ce serait une bonne chose ou non. Je pense avoir réussi, vu les réactions des lecteurs. Certains pensent que cela protègerait, d’autres que ce serait l’enfer.
Ne pas définir sur ce qui est bien ou mal donne la liberté au lecteur de se faire sa propre opinion, et ce en fonction de ses propres préoccupations, de sa moralité et de sa conception de la justice.
Conclusion
Écrire ou lire un univers manichéen n’est pas négatif en soi. Si vous êtes à l’aise avec cette idée, alors utilisez-la. Il est vrai que parfois, nous n’avons pas envie d’avoir une question aussi complexe devant nous. Tout dépend de ce que vous aimez. Sortir du manichéisme, c’est jouer avec le lecteur dans son opinion sur les personnages. Certains vont adorer se faire manipuler par l’auteur, d’autres vont détester voir leurs repères bouleversés. Cependant, il est parfois agréable de découvrir une autre conception des choses, et ce en diversifiant les lectures.
Bientôt, je vous parlerai de l’antagoniste et du protagoniste, les deux pivots du Bien et du Mal.
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