Vous le savez à force, je suis une passionnée d’histoire et de mythes. Parmi les cultures anciennes qui m’intéressent le plus, celle de l’Irlande tient une bonne place. Aujourd’hui, je voulais aborder un document important pour comprendre cette civilisation : le Lebor Gabala Erenn ou Livre des Conquêtes d’Irlande. À travers les vagues d’invasions, on découvre peu à peu l’organisation sociale, mais également les mythes fondateurs et les dieux irlandais. C’est parti !
- Un bref rappel du contexte :
Tout d’abord, mentionnons qu’il y a « celte » et « celte ». Derrière ces deux termes se cachent des réalités très différentes. Le premier concerne un ensemble de peuplades qui partagent une organisation sociale, politique et religieuse, ainsi que des motifs culturels. Apparus au vers 1200 avant notre ère, cette civilisation s’étend de l’Asie Mineure (et oui, il y avait une poche celte en Turquie actuelle) à l’Atlantique. Je ne développerai pas cette question aujourd’hui, car il y a trop à dire.

Carte de l’expansion des Celtes. Source: wikivaud.ch
Le second terme définit une culture partagée par les régions situées au nord-ouest de l’Europe : Bretagne, Écosse, Pays de Galle et Irlande. On retrouve l’usage du gaélique, des motifs particuliers (entrelacs) ainsi qu’une cosmogonie.
L’essor de l’Empire romain, la christianisation et l’éloignement des peuplades entres elles ont provoqué des mutations et des acculturations au sein des Celtes. Si bien que les particularités se sont effacées et ont évoluées différemment jusqu’à parfois s’amalgamer à la culture latine. L’Irlande, en revanche, a été plus longtemps épargnée en raison de son isolement. Elle n’a pas été envahie par l’Empire romain et sa christianisation ne commence qu’au Ve siècle. Cette région fait donc d’elle « le dernier bastion des Celtes » (V. Kruta). Les spécialistes estiment que son état sociopolitique était encore proche de la civilisation laténienne (qui représente l’apogée des Celtes).
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Une source essentielle pour comprendre la mythologie irlandaise.
Au Ve siècle, l’Irlande offre donc un échantillon, une clé de compréhension des anciens Celtes. J’insiste sur la notion d’échantillon, car si l’organisation géopolitique et le symbolisme se retrouvent, le nom des dieux lui varie entre l’Anatolie (Turquie actuelle), les Gaules et l’Irlande.
Chez les Celtes, la transmission du savoir passe par l’oralité. Les druides enseignent, les bardes chantent les exploits des dieux et héros. Une forme d’écrit existe, l’alphabet oghamique, mais demeure peu utilisée.
C’est à cette période que commence la christianisation de l’Irlande avec le plus célèbre de ses évangélisateurs : saint Patrick. La religion peine cependant à s’installer efficacement en raison de l’absence de structures héritées de la domination romaine. Le monachisme, en revanche, prend de l’ampleur. Ces moines font tomber le tabou de l’écrit et commencent à compiler les récits irlandais. Il faut dire que c’est la mode des chroniques et des annales, ces retranscriptions de l’histoire avec des éléments légendaires qui justifient un héritage antique prestigieux.
De ces compilations naissent le Livre des conquête de l’Irlande, Lebor Gabala Erenn, un ensemble de 18 manuscrits, dont il existe cinq versions. Sous couvert de raconter l’histoire mythique de l’île, il explique les gestes des héros et l’établissement définitif des hommes, les Gaëls. À travers ces lignes, c’est toute une cosmogonie qui se dessine et nous permet aujourd’hui de connaitre la culture celtique irlandaise.

Cette statuette symbolise l’importance de l’oralité et des bardes. Statuette à la lyre provenant du site de Paule (Côtes-d’Armor).
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De quoi ça parle :
Comme son nom l’indique, Le livre des conquêtes de l’Irlande parle de plusieurs vagues d’invasions. Chaque vague apporte donc une avancée technique pour aboutir à une Irlande civilisée, prête pour les hommes.
1e conquête de l’Irlande :
L’histoire commence un peu avant le Déluge. Cesair, petite-fille de Noé, se voit refuser l’accès à l’arche. Elle embarque dans un autre navire avec deux autres femmes et trois hommes. Ensemble, ils naviguent et découvrent l’Irlande. Les trois couples ont de nombreux enfants qui viennent peupler cette terre, mais le Déluge survient et décime tout le monde sauf Fintan, changé en saumon. Dans une autre version, c’est la peste qui tue tout le monde.
Vient alors Partholon, issu de Grèce ou de Sicile, avec ses fils et leurs femmes. Civilisateur, il réorganise la géographie de l’Irlande et invente l’élevage, la pêche, la chasse, l’agriculture et le druidisme. Les Partholoniens mettent également en place leur défense contre les terribles Fomoires (j’en ai déjà parlé ici), qu’ils parviennent à repousser. Cependant, une épidémie éclate et tout le monde meurt (sauf Tuan).
2e conquête de l’Irlande
Viennent ensuite Nemed et ses fils. À leur tour, ils défrichent et organisent le paysage. Aux prises avec les Fomoires qui veulent conquérir l’Irlande, les Némédiens combattent dans trois batailles avant de devoir quitter l’île et de se réfugier en petits groupes dans les provinces voisines.
3e conquête de l’Irlande
Issus d’une branche grecque des Némédiens, les Fir Bolg accostent à leur tour en Irlande. Ils se partagent en cinq royaumes le territoire : Ulster, Leinster, Munster, Connaught et Meath. Ils sont donc à l’origine de l’organisation politique de l’Irlande et du système judiciaire. Leur règne prend fin avec l’arrivée d’un nouveau peuple: les tribus de Dana.
4e conquête de l’Irlande
Issus d’une autre branche des Némédiens, les Túatha dé Danann ne sont ne rien de moins que les dieux celtes. Immortels, ils apportent les quatre talismans : la pierre de Fal, l’épée de Nuada, la lance de Lug et le chaudron de Dagda. lors de la première bataille de Mag Tuired, ils vainquent les Fir Bolg. Ils règnent durant un temps sur l’Irlande et affrontent les Fomoires (encore eux) lors de la seconde bataille de Mag Tuired. Celle-ci se déroule à la Samain, lorsque les portes avec l’autre monde, le Sidh, sont perméables (à l’origine d’Halloween).
Cette partie du livre est l’une des plus importantes pour découvrir les différentes divinités celtes et leurs propriétés : Diancecht (médecine), Dagda (science, contrats), Lug (arts), Nuada (royauté) et tant d’autres.
5e conquête de l’Irlande.
Arrive enfin un dernier peuple, les Milésiens, également appelés Goidels (Gaëls), issus d’Espagne. Ces hommes parviennent à prendre l’Irlande (Eire en gaélique), en partie grâce à Eiru qui donnera son nom à l’île. Les tribus de Dana s’installent définitivement dans le Sidh et laissent donc la terre aux hommes.
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Une réécriture chrétienne des mythes:
Pour appréhender correctement ces textes, il ne faut pas oublier le contexte de leur rédaction. Comme dit plus haut, ce sont les moines chrétiens qui ont procédé à la mise par écrit de sources orales, non sans christianiser l’ensemble. Dans un premier temps, ils ont cherché à relier l’histoire irlandaise avec la Bible. En plaçant le Déluge, le Lebor Gabala Erenn possède une temporalité chrétienne. De plus, la dernière phase, celle des Gaëls chassant les Túatha, est une métaphore de la christianisation. Les éléments du paganisme sont repoussés dans un autre monde, celui où vivent les morts et les monstres.
Le Lebor Gabala Erenn illustre également « l’évhémérisme », un phénomène en sciences religieuses. Derrière ce terme technique se cache un procédé qui consiste à percevoir dans les figures mythologiques non pas des dieux, mais à l’origine des héros dont les actes auraient été amplifiés. En effet, les moines copistes ne mentionnent pas les Tuatha comme des « dieux », mais bien comme des « héros ». La retranscription de leurs gestes permet de valoriser le patrimoine culturel de l’Irlande sans qu’il n’entre en conflit avec les valeurs du Vatican. On peut supposer que cette souplesse soit due à la forme prise par la christianisation : des monastères plutôt qu’une Église organisée et hiérarchisée.
J’ai eu la chance de découvrir ce document lors de mes études et de travailler sur la seconde bataille de Mag Tuired. Cet épisode m’a influencé dans l’écriture de La Terre des Héros puisque ce conflit entre les Fomoires et les Gaëls pour la terre est l’un des thèmes centraux dans ma trilogie.
Allez, parce que je sais que vous l’avez dans la tête maintenant:
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