Récemment, je me suis intéressée à ce qui peut motiver le détachement d’un lecteur à une histoire. Cette rupture avec l’histoire peut provoquer un désinvestissement voire un arrêt. En tant qu’auteurs, nous devons être conscients de ce qui peut gêner cette immersion. Pour cet article, je me suis intéressée surtout aux choix narratifs et non au style langagier. J’ai donc mené une petite enquête en demandant autour de moi vos témoignages. Voici le résultat :
Attention, pour des raisons de respect de l’auteur, je ne citerai que les livres écrits par des auteurs connus ou décédés, afin d’éviter une mauvaise publicité. Pour les autres, je resterai vague.
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L’histoire devient incohérente.
Si j’ai parlé dernièrement du droit des personnages à faire des choix irrationnels parce qu’ils sont humains, c’est moins le cas pour l’auteur. Un choix qu’il soit réfléchi ou non, doit être pensé et préparé par l’auteur. Sinon, nous tombons en plein dans le thème de l’incohérence. Une lectrice m’a cité le cas d’un livre dans lequel le personnage féminin a un besoin urgent d’argent. Elle refuse l’aide de son petit-ami pour ne pas dépendre d’un homme, elle décide de le quitter et de devenir escort (et plus si affinité). Devant ce choix insensé, la lectrice a arrêté sa lecture. Une autre m’a parlé d’un roman, abandonné lui aussi, dans lequel l’héroïne utilise une machine à remonter le temps dont l’utilisation coute extrêmement cher pour… retrouver ses clés. L’auteur se servait de ce prétexte uniquement pour faire se rencontrer deux personnages. Ce genre d’erreur n’impose pas pour autant l’arrêt de la lecture, mais empêche l’immersion dans l’univers. À titre personnel, j’ai récemment lu une nouvelle qui m’a plongée dans cet embarras. L’autrice avait construit toute une société autour des conséquences d’accidents répétés, alors qu’il suffisait simplement de sécuriser les lieux. Cela m’a dérangé et j’ai terminé l’histoire avec un regard plus distant et critique que je ne l’aurais voulu.
Comment l’éviter ?
En prenant du recul sur son histoire. Quand on l’écrit, on a le nez dedans et on a du mal à cerner les incohérences. Laissez reposer votre texte pour y retourner plus tard et confiez sa lecture à un bêta-lecteur qui a un œil de lynx. S’interroger sur la cohérence de vos choix est essentiel. Si le personnage peut faire un choix stupide, ce n’est pas le cas pour vous. Si toute l’histoire se base sur une décision irrationnelle, alors soulevez-la et reprochez-la au personnage principal.
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Les personnages sont trop creux.
Un livre bourré de cliché, des ressorts scénaristiques trop faciles, des deus ex machina trop récurrents peuvent faire cesser une lecture. Une lectrice a refermé un livre en constatant que l’héroïne ne serait qu’une princesse à sauver inutile qui ne faisait que gêner le vrai héros. Gênant quand elle est censée être militaire. Un lecteur a aussi arrêté la lecture de La Croisade des enfants de P. Berling en raison du manque de construction des personnages qui ne font que subir les lubies de l’auteur. A priori, il n’est pas le seul. Les personnages et l’intrigue sont le cœur d’une histoire. Les personnages sont des portes d’entrée pour le lecteur. Ils doivent permettre d’entrer dans le roman et de le suivre à travers eux. S’ils sont trop faibles, l’alchimie entre le lecteur et le protagoniste risque de ne pas se faire.
Comment l’éviter ?
Alors là, c’est clairement un manque de préparation de votre part. Des personnages pas suffisamment construits, une intrigue mal planifiée et incohérente… L’essentiel est donc de bien préparer ses personnages avec différents outils comme la fiche personnage ou encore l’arc narratif. Le recours à des bêta-lecteurs permet d’éviter également d’avoir un avis sur le manuscrit.
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L’alchimie entre le lecteur et l’auteur ne se fait pas.
La plume, le phrasé, le vocabulaire, le rythme sont autant d’éléments qui constituent le style d’un roman. Les lecteurs ont plus ou moins de sensibilité envers ces éléments. Certains vont rechercher l’amour de la lettre et du bon mot, tandis que d’autres s’intéressent davantage au fond. Il en va de même pour les auteurs et le genre du livre. Un livre de littérature blanche va davantage s’intéresser à la psychologie et aux portraits de la société tandis qu’un roman d’aventures va surtout jouer sur l’action et le dépaysement. Malgré tout, la lecture d’un roman ne doit pas relever de l’épreuve du combattant. Personnellement, j’ai détesté Le procès de Kafka. Le manque de rythme, les situations absurdes et le manque de réponses cohérentes ont eu raison de ma lecture (en dépit du bac).
Comment l’éviter ?
Difficile pour un auteur d’anticiper les attentes du lecteur. Celui qui vient d’ouvrir votre livre va-t-il aimer le fond ou la forme ? Pas question pour autant de reposer entièrement la faute sur le lecteur. À l’auteur de penser à l’équilibre des éléments d’action et de narration, de vérifier à ce que son style soit digeste et de l’utilité de ses scènes.
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Quand style ne correspond pas (rupture du contrat auteur-lecteur)
En littérature, on parle du contrat auteur-lecteur pour désigner cet accord tacite entre l’auteur qui va présenter un thème, un genre, une histoire et le lecteur qui « a signé pour ça ». Par exemple, si vous présentez votre livre comme un roman historique, vous ne pouvez pas rajouter des extraterrestres à la 100e page (ne rigolez pas, je l’ai déjà vu). Dans un tel cas, il y a rupture du contrat et le lecteur se sent floué. Il voulait un roman historique, pas de science-fiction. Une fois la sidération passée, il perd confiance en l’histoire qui peut l’emmener dans n’importe quelle direction, pas forcément voulue. Il en va de même avec les romans qui s’adressent aux enfants au début, et deviennent soudainement très violents. Une lectrice a cessé sa lecture alors lors d’une scène d’inceste dans un livre pourtant gentillet depuis le début.
Comment l’éviter ?
Définissez le cadre de votre histoire et tenez-y. Si vous voulez du sombre, annoncez-le dès le début, même par petites touches. Si vous vous rendez compte que l’histoire prend une tournure inattendue au bout de 100 pages, alors remaniez le début. À moins de publier chapitre par chapitre, vous pouvez très bien réajuster cela après le premier jet. Je vois parfois des projets « fourre-tout » passer sur Facebook des auteurs qui présentent leur manuscrit et annoncent un pêle-mêle de genre. Non. Ça ne fait ni professionnel ni construit. Ne mettez pas des zombies avec des extraterrestres, des voyages dans le temps et un scandale à la Maison-Blanche dans le même livre ! C’est indigeste (mais encore une fois, j’ai déjà vu passer ça).
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Quand le lecteur a trop d’attente.
Parfois, un livre rencontre une telle médiatisation que le lecteur s’attend à trouver une prouesse littéraire. Alors, naturellement, certains sont déçus. C’est ce qui est arrivé à un lecteur qui attendait beaucoup de Changer l’eau des fleurs de Valérie Perrin. Malheureusement pour lui, le style et le rythme ont eu raison de sa lecture. Cela arrive aussi avec les grands classiques de la littérature qui ont bercé notre scolarité. À force d’en avoir étudié le style, le vocabulaire et la technique, nous nous attendons à un chef-d’œuvre. Or, le style qui faisait sa beauté à une époque de sa sortie peut paraitre aujourd’hui indigeste. N’oublions pas que beaucoup d’auteurs du XIXe publiaient sous la forme de feuilleton et plus le texte était long, plus ils étaient payés. Aujourd’hui, les longues descriptions de trois pages ne sont plus du tout en vogue. C’est normal, tout évolue. J’ai fait cette expérience avec Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo. Lorsque j’ai compris le secret de l’intrigue, longtemps avant la fin, je n’ai pas pu aller plus loin. J’étais déçue du manque de subtilité.
Comment l’éviter ?
Vous ne le pouvez pas. Si votre livre rencontre du succès, il y aura des lecteurs qui en parleront en terme élogieux, et d’autres non. C’est normal, on ne peut pas plaire à tout le monde. Être lu par beaucoup, cela veut aussi dire l’être en dehors du lectorat ciblé. Tant pis.
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Une question de valeurs.
Une autre raison pour arrêter une lecture est lorsque l’auteur heurte les valeurs du lecteur. Une lectrice n’a pas pu aller plus loin dans Rêveries d’un promeneur solitaire, après que Rousseau ait écrit que les femmes étaient incapables de talent dans l’écriture et qu’aucune ne s’abaisserait à chercher à le lire. Beau programme… Les valeurs défendues ou normalisées par l’auteur sont un frein à l’immersion dans le roman. La question du degré d’excuse à accorder à un auteur d’une autre époque est propre à chacun. Certaines valeurs changent et les comportements acceptés autrefois choquent aujourd’hui. Est-ce un mal ? Je ne saurais trancher. Personnellement, j’ai eu beaucoup de mal avec Les faux-monnayeurs d’André Gide. Si la pratique de la pédérastie entre les jeunes étudiants et les intellectuels n’était pas mal vue dans les années 1920, elle m’a mise très mal à l’aise avec mon regard contemporain et le fait que les plus jeunes personnages n’aient que 13 ans. J’ai fini l’histoire avec une sensation malsaine dans la bouche.
La violence gratuite est aussi une cause de rupture de la part du lecteur.
Comment l’éviter :
Malheureusement, c’est assez compliqué. Vous ne connaissez pas les valeurs du lecteur qui lira votre livre. Si le livre se passe à une autre époque, vous allez sans doute avoir un personnage qui défend des valeurs obsolètes, voire choquantes, aujourd’hui. Personnellement, je m’arrange pour avoir un personnage qui contredit celui qui défendra ses valeurs, afin de conserver la nuance. Malheureusement, ce n’est pas toujours possible. Votre lecteur est-il conscient que « d’autres temps d’autres mœurs », que vos personnages ne soient pas vous ? Sinon, un petit avertissement au début du livre pourrait être utile.
Cependant, ce sont peut-être vos propres valeurs qui peuvent poser problème. Peut-être, sans en être conscients, vous faites preuve de racisme, de sexisme ou autre ? S’intéresser aux clichés sur les minorités, au test de Bechdel ou être au courant des problématiques actuelles peut vous servir (culture du viol, ethnocentrisme, diversité…).
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Les points de rupture
Certains écrits peuvent provoquer un point de rupture chez votre lecteur. Certains sujets sont si sensibles pour votre lecteur qu’il peut refermer le livre à leur lecture. J’ai reçu plusieurs témoignages concernant la violence gratuite, les agressions et les relations abusives, en particulier sur les enfants. Il semblerait que ce soit vite compliqué quand les enfants sont mêlés à cela. À titre personnel, la lecture du Crépuscule et l’aube de Ken Follett m’a mise plusieurs fois mal à l’aise, notamment avec les scènes de viol, en particulier sur une femme enceinte. Si je n’ai pas cessé ma lecture, mon rapport au livre a été changé.
Une lectrice m’a aussi fait part d’une trop grande immersion dans un roman de Stephen King au point de provoquer des cauchemars. À la suite de ça, elle a préféré arrêter sa lecture. Si ça ne m’est pas arrivé avec un livre, j’ai arrêté plusieurs séries à cause de ce phénomène (Walking Dead, Supernatural…)
Comment l’éviter ?
Qu’un lecteur atteigne son point de rupture est difficilement évitable, parce que vous ne le connaissez pas et que vous ignorez ce qui lui fera du mal. Cependant, on parle de plus en plus de « Trigger Warning » ou TW, qui sont des avertissements similaires à ceux qui se développent dans l’audiovisuel. Vous savez ces messages qui préviennent de scènes de violences, d’effet caléidoscope ou de sujets comme la drogue ou la sexualité. De plus en plus d’auteurs et de lecteurs militent pour que la pratique se développe, en particulier sur des thèmes sensibles qui peuvent faire écho à des traumatismes (agressions, troubles alimentaires, dépressions, etc.). À titre personnel, je ne les utilise pas, car je ne n’écris pas sur ces thèmes sensibles, mais peut-être qu’un jour je les utiliserais.
Nous ne pouvons pas toujours prévoir une rupture dans l’immersion de la part du lecteur, parce que nous ne le connaissons pas. Pourtant, nous devons essayer de rendre le plus agréable possible notre rencontre. Certaines ruptures peuvent être anticipées et évitées avec suffisamment de préparation et de recul sur le manuscrit. À nous, auteurs, de prévoir le plus possible les points de blocage ou de rupture dans nos écrits.
Et vous ? Avez-vous déjà fait une expérience similaire ?
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